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La leçon de piano

Durant son enfance, Ezekiel avait accumulé pas mal de connaissances via les livres et les cours de ses parents tout en restant à moins d’un kilomètre de la Tour Mirage lorsqu’il décidait de partir en exploration. Une fois adolescent, sa mère consentit à le laisser se déplacer plus loin tant qu’il était rentré avant dix heures du soir. En règle générale, il restait à Newcrest où il aimait bien observer les passants tout en profitant des magasins ouverts mais comme ils étaient à moins d’une heure de route de Willow Creek, il lui arrivait de prendre le bus pour aller là-bas afin de changer un peu d’air, soit en allant au Cinéma des Lilas qui avait récemment ouvert pour regarder un film, soit en flânant autour du musée.

Depuis quelques années, il avait décidé de se mettre au piano, cet instrument étant très apprécié de son père. Cependant, bien que sa mère lui ait dit qu’il n’était pas mauvais, son père avait émis plus de réserve. Le jeune magicien s’était demandé où était le problème car à son oreille, il ne faisait pas autant de fausses notes qu’à ses débuts et il avait pris l’habitude de s’exercer sur le piano du musée de Willow Creek quand il y était.

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Seulement, à chaque fois, il ressortait quelque peu… frustré. Il avait toujours l’impression qu’il ratait quelque chose et était dans l’incapacité de savoir quoi. Ce jour-là, il avait longuement soupiré avant d’abandonner l’instrument, se demandant s’il ne perdait pas son temps à persister au piano alors qu’il devait étudier la magie. Depuis le départ, il n’avait peut-être aucun talent…

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Il allait repartir pour aller voir ce film de pirates au cinéma quand il entendit que quelqu’un avait pris sa place au piano et était à présent en train de jouer un morceau qu’il reconnut comme étant « Champs-Elysées » de Joe Dassin. Curieux, il se retourna et vit cette jolie jeune femme qui était très à l’aise sur cet instrument.

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Même s’il devait admettre qu’elle avait un certain charme, c’était sa façon de jouer qui retenait son attention : il n’y avait absolument aucune fausse note et ses doigts semblaient à peine frôler les touches, glissant de l’une à l’autre avec une aisance incroyable.

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Elle était clairement bien plus douée que lui et voir cela le découragea. Comment pouvait-il atteindre un tel niveau ? C’était rageant pour lui de se dire qu’il avait perdu son temps… Autant qu’il laisse la musique aux autres et se consacre à ses études.

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—Hey gueule d’ange, tu veux bien m’attraper ce truc là-haut ? J’suis trop p’tite pour l’atteindre.

Mais c’était qui cette fille… bizarre ? Et « gueule d’ange » ? Si elle savait qu’elle parlait à un semi-démon, elle lui trouverait surement un autre surnom…

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—D’accord…

Quoique… Ils étaient dans un musée et elle ne ressemblait pas à une employée donc ça sentait l’embrouille son histoire. Ses doutes se confirmèrent quand…

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—BOUH !!

… elle tenta, sans succès, de lui faire peur. La pauvre… Avec une mère comme la sienne, Ezekiel ne craignait quasiment que ses colères, si bien que ce genre de farce auxquelles il avait déjà eu droit à Halloween ne lui faisait pas le moindre effet.

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—Mais… commença-t-elle, visiblement déçue que sa farce ait raté. Zut alors ! Même pas un sourire ?

—J’suis pas d’humeur là, répliqua-t-il d’un ton sec.

—Bizarre ça. La musique adoucit les mœurs pourtant.

—Pas moi. Ca m’énerve de me dire que je suis nul au piano.

En entendant ces mots, cette fille cligna plusieurs fois des yeux avant de lâcher un rire qui le déconcerta. C’était qui cette folle ?

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—Nan mais pourquoi tu lui demandes pas de te donner un cours ? dit-elle en désignant la pianiste. J’suis certaine qu’elle accepterait !

—Non merci, répondit-il en grimaçant. C’était pas fait pour moi…

Il voulut s’en aller pour aller oublier sa frustration avec un film et des popcorns quand cette fille lui barra la route, visiblement bien décidée à ne pas le laisser partir.

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—Tu veux bien dégager ?! lui lança-t-il, agacé par son attitude.

—Oh que non ! s’exclama-t-elle vivement. Je vais pas te lâcher tant que tu feras cette sale tête ! Fais risette !

Non mais elle se prenait pour qui au juste ?! S’il le pouvait, il userait bien d’un sortilège pour la chasser mais sa baguette magique était à la Tour Mirage et cette fille était coriace. Parce qu’il n’avait guère le choix, il essaya de sourire pour lui faire plaisir…

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—Fairy, laisse-le tranquille, déclara une voix froide qu’il réalisa être celle de la pianiste.

—Bouh… fit la dénommée Fairy avant de soupirer. D’accord, je vous laisse !

Sur ces paroles, cette fille étrange s’en alla, s’amusant à faire une roue avant de disparaître dans les jardins du musée. C’était un vrai phénomène celle-là…

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—Mes excuses pour Fairy, lui dit la pianiste en venant le rejoindre. Elle est très directe quand elle veut quelque chose et peut agacer parfois.

—Ca ira, déclara-t-il en grimaçant un peu. Ce sera oublié demain.

—Cela dit, elle n’avait pas tord tu sais et puis je t’ai entendu jouer.

A ces mots, Ezekiel planta son regard dans les yeux de la pianiste, réalisant qu’ils étaient d’un bleu encore plus intense que ceux de son père. Son visage exprimait une certaine sévérité mais la lueur dans son regard était bienveillante et assez… captivante.

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—C’était… comment ? demanda-t-il, appréhendant la réponse.

—Pas mauvais d’un point de vu technique, c’est indéniable, et les erreurs que tu as faites se corrigeront avec de la pratique, répondit-il avec franchise. Cependant, ta façon de jouer fait plus penser à un écolier qui récite bêtement sa leçon sans l’avoir comprise ou à quelqu’un qui lit un texte à haute voix pour la première fois.

—Heu…

—Pour faire simple, tes interprétations n’ont aucune âme ou émotion et cela rend ta musique plate et insipide.

Clair, net, précis… et douloureux à entendre. Cela expliquait que son père reste sur la réserve, lui qui n’aimait pas le brusquer…

—Sur ce point, je peux t’aider si tu le désires. C’est dans mes cordes.

La proposition n’était pas inintéressante, surtout qu’au final, il pouvait toujours aller voir ce film un autre jour. A part du temps, il n’avait rien à perdre après tout.

Il accepta donc cette offre en haussant des épaules et, sur un signe de cette jeune femme, il s’installa sur le banc du piano, laissant assez de place à sa professeure du jour à côté de lui. Elle avait des mains longues et fines d’une pâleur qui pourrait presque les faire se confondre avec les touches d’ivoire du piano.

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—Comment vois-tu ce piano ? demanda-t-elle avec douceur, ses doigts effleurant les siens.

—Heu… commença-t-il, hésitant. Un instrument de torture mentale ?

La jeune femme lâcha un soupir de dépit en entendant sa réponse.

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—Ne le prend pas en grippe, lui dit-elle calmement. Vois ce piano comme une autre façon de t’exprimer, une extension de ton cœur ou de ton âme. La musique que tu joues peut exprimer de la joie, de la tristesse, de la rage… Si tu ne sais quel sentiment lui insuffler, demande-toi ce qu’à pu ressentir celui qui l’a composée. A quoi pensait Beethoven lorsqu’il composa la sonate Clair de Lune ? A qui Chopin dédiait-il son adieu au piano et pourquoi ?

Ezekiel commençait à comprendre et son esprit essayait à présent de trouver quel morceau il pourrait bien jouer. Seulement, lequel choisir ? Elle avait parlé de Beethoven donc quand elle se leva pour se mettre à côté de l’instrument, il entama la Lettre à Elise, le morceau le plus connu de ce compositeur.

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—Très classique comme choix, commenta sa professeure en grimaçant. Je pense que tu as trop réfléchi avec ta tête. Fais-le plutôt avec ton cœur.

Elle n’avait pas mis longtemps à le découvrir… Mais bon, que pouvait-il jouer ?

Ecoutant le conseil de la pianiste, il laissa son instinct le guider et ses doigts glissèrent d’eux même sur les touches, jouant les notes de la mélodie qui résonnait à présent dans son esprit.

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—Beaucoup mieux ! s’exclama-t-elle avec joie. Certes, nous restons dans du classique mais Mozart est une référence. Continue !

Sous cet encouragement, il continua de jouer son morceau, réalisant à présent qu’il jouait la sonate pour piano n°16, le premier morceau qu’il avait entendu son père jouer. Il sentit comme une nostalgie monter en lui ainsi qu’un sourire venir à ses lèvres en repensant au petit garçon qu’il était à l’époque, captivé par cette musique mélodieuse. Certes, il faisait des fausses notes, n’ayant pas l’aisance et l’expérience de son parent, mais tous les souvenirs qui remontaient à la surface au fur à mesure des notes, son esprit revoyant son père au piano avec, parfois collée contre son dos, sa mère qui avait les bras autour de son torse alors qu’il jouait et qui le regardait faire avec délice, attendant une pause dans la mélodie pour lui dérober un baiser.

—Voilà ! s’exclama la pianiste avec une joie non feinte. Là tu joues avec ton cœur ! Laisse-le te guider dans ta musique !

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Heureux de provoquer tant d’enthousiasme chez elle, il poursuivit le morceau, réalisant qu’il y prenait plaisir. D’autres images lui revenaient petit à petit, comme les fois où sa mère fredonnait joyeusement une mélodie car elle était de bonne humeur, celles où son père s’attelait en cuisine à leur préparer le dîner, les jours où il lisait dans le parc avec celle qui avait été sa toute première amie et qu’il avait perdue de vue…

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Une fois le morceau achevé, il se tourna vers sa professeure d’un jour.

—Alors ? demanda-t-il.

—Tu tiens le truc, lui répondit-elle avec le sourire. Le reste viendra avec la pratique, j’en suis certaine.

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En entendant ces mots, Ezekiel fut enchanté et remercia chaleureusement la jeune femme. Il allait lui demander son nom quand il vit l’heure et réalisa qu’il risquait de louper son bus s’il ne se dépêchait pas, faisant qu’il la salua avec précipitation avant de partir en courant rejoindre l’arrêt le plus proche.

Une fois que le jeune magicien fut parti, la pianiste alla se mettre en quête de sa comparse… qu’elle ne tarda pas à repérer en plein méfait.

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—Ca mousse, ça mousse ! s’exclama-t-elle en sautant sur place. Chouette !

Elle leva les yeux au ciel en voyant cela, plaignant d’avance celui qui allait devoir nettoyer ça. Calmement, elle alla s’asseoir sur le rebord de la fontaine, observant Fairy qui jouait dans l’eau jusqu’à ce que celle-ci daigne enfin la rejoindre.

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—Bon, t’as fait c’que tu voulais Jaimie ? lui demanda-t-elle en s’asseyant brutalement.

—Oui et je te remercie pour ton aide, répondit Jaimie avec un sourire amusé. Ton don naturel pour énerver les gens m’a été très utile pour le retenir.

—Boarf ! C’était même trop facile avec lui ! A croire qu’il m’avait prise en grippe rien qu’en me voyant !

Ca, ce ne serait pas impossible… mais à priori, la nature démoniaque du jeune Ezekiel n’était pas assez éveillée pour qu’il réalise qu’il avait eu affaire à deux créatures surnaturelles de Lumière et qu’il était le seul capable de les voir et d’interagir avec elles.

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—Sinon, c’est qui ce magicien qui t’as demandé ce service ? lui demanda Fairy avec curiosité. Ton amant caché ?

—Non, répondit-elle avec fermeté. Je le connais depuis longtemps, c’est tout.

—Menteuse. Si c’était juste ça, t’aurais pas attendu ces derniers jours pour m’en parler. Tu me caches un truc sœurette et je compte bien trouver quoi…

Décidément, sa cadette était un peu trop fouineuse à son goût. D’ailleurs, en parlant de cachotteries…

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—Tu es mal placée que je sache pour me dire ça ! fit Jaimie en jetant un regard sévère à sa sœur. Attendre des années avant de me dire que tu es tombée sur un coffret avec de la corruption dedans, c’était quand même pas mal !

—Hey oh ! répliqua Fairy en grimaçant et en lui faisant des signes de la main. J’ai oublié ce détail ! Et puis tu m’aurais pourrie pour être allée chez des humains sans permission !

—Moins que lorsque tu m’as appris ce « détail » que j’aurais pu résoudre si j’avais été prévenue le jour même ! Maintenant, c’est trop tard car le seul démon qui aurait accepté de nous rendre ce service sans tenter de nous tuer ne peut plus se déplacer !

—Si tu m’avais dit aussi que t’avais ce genre de relations ! Mais non ! Faut que tu fasses tes coups en douce, comme toujours !

En entendant cela, Jaimie grinça des dents, forcée d’admettre que sa cadette n’avait pas tord. Seulement, elle avait ses raisons de garder cela secret et certaines étaient encore… douloureuses. Et de toute manière, hors de question pour elle de présenter Gabriel à Fairy ! Elle pourrait lui détruire sa tour par accident…

—Bon, du coup on fait quoi ? lui demanda sa sœur qui avait dû se lasser de ce sujet. On rentre voir Salazar ?

—Pas tout de suite, répondit-elle avec un sourire en coin. Nous allons d’abord faire un peu de recrutement…

—Oh ? T’as trouvé un candidat potable ?

—Un jeune humoriste qui correspond parfaitement au profil recherché.

—Chouette ! On va enfin se marrer !

—Il faut encore qu’il accepte notre offre Fairy. Rappelle-toi que Salazar a été difficile à convaincre…

Salazar Ether vivait très mal la mort récente de sa femme lorsqu’elles l’avaient repéré. Ses talents de majordome et d’orateur ainsi que sa droiture étaient ce qui avait intéressé Jaimie car elle savait ainsi qu’il ferait un bon mentor et serait parfait pour prendre une des trop nombreuses places disponibles dans leurs rangs. Cela avait été compliqué de lui faire comprendre qu’il n’y avait aucun piège dans cette offre et ce fut les pitreries de sa sœur qui avait réussies à faire pencher la balance.

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—Mouais, admit Fairy en faisant la moue. Et il s’appelle comment le potentiel nouveau ?

—Billy Novelli, répondit Jaimie avant de désigner le bâtiment derrière le musée. Il se produit tout à l’heure au Velours Bleu.

Elle n’était pas inquiète : ce garçon n’avait que des qualités et un spécialiste du rire ne pouvait être que le bienvenue dans leur bande. Qui plus est, peut-être que cela lui donnera du temps libre pour observer de nouveau le fils de Gabriel et voir comment il évoluait…

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